TINAIG

   

Il n’y avait pas dans toute la Bretagne de lieu plus redouté que le marais du Yeun Elez. Immense étendue verdâtre d’où s’élevaient une puanteur atroce et des miasmes de mort. Ici, disaient les Anciens en se signant, était la Bouche de l’Enfer. Pourtant ce matin-là, une silhouette s’y aventura, portant sur son dos un étrange fardeau, mi animal mi humain.

Il faisait encore nuit en ce frileux jour de mai 1841 quand Eloane Nedelec déposa le corps de sa victime au bord du Youdig. Au cœur des tourbières du Yeun Elez et des Monts d'Arrée, le Youdig était un marais dangereux dont les gens du pays prétendaient qu’il était sans fond. Quelquefois, son eau se mettait à bouillir. On disait que c’était le diable qui réclamait son dû pour tous les péchés commis. Malheur à qui s’y serait penché alors : il aurait été saisi, entraîné, englouti par les puissances invisibles.

Janik Le Goff, étendue sur le sol humide, les cheveux en bataille, ne semblait guère avoir conscience du sort funeste qui l’attendait. A n’en pas douter, elle avait pourtant récemment entendu le wig ha wag, le bruit des roues de la charrette de l’Ankou, le passeur d’âmes, lui annoncer sa mort prochaine.

Contemplant l’immense marais spongieux qui s’étendait autour d’elle, Eloane Nedelec attendait patiemment que sa troisième victime se réveille. Dans quelques heures, il lui faudrait reprendre le travail aux tourbières mais pour l’heure, elle avait une mission des plus importantes à accomplir. Se venger. Oui, se venger de celle qui avait laissé mourir sa petite sœur. C’était il y a longtemps maintenant, presque dix ans, mais Eloane n’avait rien oublié. Cela s’était passé un jour de tempête comme seule la Bretagne en connaît, avec du vent, de la pluie à n’en plus finir. Le sol était boueux et il faisait presque aussi noir qu’en pleine nuit. De violents éclairs lézardaient le ciel sinistre comme si Dieu lui-même voulait fouetter la terre impie de ce pays de légendes. Juste après la messe du dimanche à Notre-Dame de Breach-Ellis, Tinaig Nedelec, dix ans à peine, avait reçu la permission d’aller jouer avec ses amis, les petites Janik et Maelenn Le Goff et leur cousin, Ivon Ploumelec, des enfants du village. Un de leurs jeux préférés consistait à traverser le pont de pierre qui enjambait la rivière Elez en marchant en équilibre sur le rebord. En temps normal, rien de bien périlleux, même pour des enfants mais ce jour-là, c’était tout différent.

Tinaig était une petite fille timide et impressionnable. Avec ses nouvelles chaussures aux semelles encore lisses, elle n’était pas très rassurée à l’idée de marcher sur ces pierres glissantes. Elle avança jusqu’au milieu du pont d’un pas tremblant quand soudain, son pied glissa. Elle perdit l’équilibre et tomba dans les eaux furieuses de l’Elez qui l’emportèrent presque aussitôt. Que fallait-il faire ? Lui lancer une corde ? Ils n’en avaient pas. Appeler à l’aide ? On arriverait bien trop tard. Les enfants assistèrent donc, impuissants, à la noyade de Tinaig dont le corps fut englouti par les flots agités de la rivière. Malgré des jours de recherches acharnées, son cadavre resta prisonnier de l’Elez.

Ce fut Ivon, le plus âgé, qui rapporta la triste nouvelle à la famille Nedelec qui en fut anéantie. Peu après, la mère Nedelec mourut à son tour, accablée de chagrin, maudissant cette rivière qui avait emporté son enfant et Dieu qui ne l’avait pas sauvée. Quelques années plus tard, le père Nedelec succomba à une grave pneumonie. Depuis la disparition de sa fille, il guettait chaque jour la rivière, suppliant qu’elle la lui rende enfin.

Devenue orpheline, Eloane Nedelec jura de se venger de ceux qui avaient détruit sa famille, ceux qui avaient fait de sa petite sœur une âme errante, une anaon. Un par un, elle les tuerait tous, les envoyant rejoindre sa famille au royaume des Morts. Qu’importe s’ils n’étaient que des enfants à l’époque ! Il fallait qu’ils paient pour leur lâcheté. Après des années de chagrin était venu le temps d’agir. Elle sut comment lorsque sa tante Gaëlle, sa seule parente restante, lui narra la nuit où elle avait vu le prêtre de Botmeur précipiter un couple de conjurés dans le Youdig, en punition de leurs crimes.

-« Dès qu’on les y a lancés, un énorme tremblement a aussitôt secoué les entrailles du marais et leurs cris horribles ont déchiré les airs. On s’est vite sauvés, en prenant bien garde de ne pas regarder derrière soi. Malheur à qui aurait enfreint cette règle. Des bras invisibles se seraient enroulés autour de lui et l’auraient attiré dans les profondeurs de l’Enfer. », lui raconta-elle.

C’était exactement ce qu’Eloane désirait : voir les trois coupables mourir à leur tour, terrifiés et sachant que personne ne viendrait les aider. Son plan était simple. Il lui suffirait d’isoler sa victime, de l’endormir avec une décoction de valériane, de la transporter jusqu’au Youdig sur le tombereau qu’elle utilisait d’ordinaire pour transporter des mottes de tourbe, d’attendre qu’elle se réveille et alors, elle n’aurait plus qu’à la précipiter dans les eaux mortelles en la regardant lentement s’enfoncer.

Quelle délectation ! Comme tous les plaisirs, elle savait bien que celui-ci était le plus coupable de tous et que le Ciel ne le lui pardonnerait sans doute pas ce pêché mais son désir de mort était le plus fort.

Eloane sut qu’elle commencerait par Maelenn, la plus jeune et par conséquent, peut-être la moins responsable. Elle voulait voir l’impact de sa disparition sur les deux autres. Que penseraient-ils ? Feraient-ils le lien avec la mort de Tinaig ? Non, sûrement pas. Personne ne soupçonnerait jamais de meurtre Eloane Nedelec, la pauvre orpheline courageuse.

Le meurtre de Maelenn Le Goff, un soir d’octobre 1840, s’était d’ailleurs finalement révélé beaucoup plus facile qu’elle ne l’avait imaginé.

Vivant seule dans une modeste maison en pierre de pays, Eloane avait appris l’art et la manière de se servir des plantes. Sa tante Gaëlle lui en avait enseigné tous les secrets, « à titre d’héritage familial », avait-elle dit. Eloane était donc capable de doser avec exactitude la quantité de décoction de racines de valériane ou « herbe de Notre-Dame » nécessaire pour sombrer pendant plusieurs heures dans un sommeil profond.

Maelenn était une jeune femme très sociable, blonde et souriante qui avait beaucoup de succès auprès de ces messieurs. Sous le prétexte de demander conseil à Maelenn pour confectionner un kig ha farz traditionnel, Eloane l’invita à entrer chez elle. En parfaite maîtresse de maison, elle lui offrit un rafraichissement que Maelenn accepta. Mal lui en prit car l’effet de la drogue contenue dans la boisson était si puissant qu’elle tomba presque instantanément dans les bras de Morphée. Comme il faisait déjà nuit noire, Eloane chargea Maelenn Le Goff sur le tombereau. Endurcie par des années de labeur dans les tourbières, Eloane n’était certes pas une faible femme mais l’adrénaline qu’elle ressentit en réalisant la première étape de sa vengeance lui donna la sensation de porter un sac de plumes. L’avantage du tombereau, c’est que ce véhicule léger ne s’enfonçait pas sur les chemins malgré la terre très meuble et très humide du marais. Il était aussi très facile à manœuvrer. Eloane prit les rennes de son unique cheval, une jeune pouliche gris pommelé nommée Violette, et se mit en route. Elle ne craignait pas de croiser quelqu’un sur sa route car en cette période de l’année, les nuits étaient déjà froides et le brouillard constant. Quand bien même, personne n’osait s’aventurer dehors après le coucher du soleil. Ils avaient tous bien trop peur de tomber nez à nez avec les Korrigans qui dansent le soir sur la lande ou pire avec les fées Conheres an noz, les lavandières de la nuit qui, d'une voix gracieuse, invitent le voyageur à tordre le linge avec elles et l'étranglent ensuite, s’il a le malheur de tordre à contresens.

Mais Eloane, elle, n’avait plus peur de rien, motivée par son seul désir de vengeance, de justice. Une vie pour une vie. Pour ne pas risquer d’attirer l’attention de quelque curieux à sa fenêtre, elle conduisait donc lentement son attelage, tout droit vers le cœur du marais.

Aussi, quand Maelenn Le Goff se réveilla, elle mit un certain temps à comprendre ce qui lui arrivait. Il faisait si sombre et le Yeun Elez était si brumeux qu’on n’y voyait pas à deux pas. Elle se rappelait qu’elle était dans la cuisine d’Eloane à papoter farine de blé noir, carottes et jarret de porc salé quand tout à coup, les murs autour d’elle se sont mis à danser la gavotte et puis, plus rien. Aucun souvenir. Et la voilà couchée au milieu des sphaignes, des algues et des myrtes des marais. Dès qu’elle aperçut les eaux bouillonnantes du Youdig à ses pieds, elle retrouva ses esprits. Elle essaya aussitôt de se relever et de s’enfuir mais impossible de prendre appui sur ce sol marécageux. A chaque tentative pour s’en extirper, elle s’y enfonçait davantage. Ce fut alors le moment des cris désespérés entrecoupés de sanglots et de reniflements. La belle Maelenn Le Goff aurait sûrement beaucoup moins plu à ses nombreux prétendants des villages alentours s’ils l’avaient vue dans ce triste état. Tapie dans l’ombre, Eloane ne perdait pas une miette du spectacle et s’en réjouissait. Fière et rageuse, elle se montra alors à Maelenn. Elle voulait qu’elle supplie, qu’elle implore pour sa vie.

D’un coup de pied sec, Eloane balança sa victime dans les eaux du Youdig. En larmes, terrifiée, Maelenn hurla, pria, s’égosilla jusqu’au dernier souffle d’air dans ses poumons. Rien n’y fit. Alors qu’elle la regardait glisser dans les eaux noirâtres de la Bouche de l’Enfer, Eloane sentit un profond sentiment d’apaisement l’envahir. Elle sut qu’elle avait fait le bon choix.

Le lendemain matin, Eloane agit comme si de rien n’était. Comme chaque jour en cette saison, elle se rendit au Yeun ar Park où sa famille possédait une parcelle depuis quelques années. Il s’y trouvait une tourbe noire d'excellente qualité. A Brennilis, son village, on extrayait la tourbe en creusant des fosses circulaires d'assez faible profondeur. Cela permettait à Eloane de travailler seule. Ensuite, il lui fallait recueillir les pains de tourbe qu’elle laissait sécher à plat sur le sol pendant une dizaine de jours puis elle les retournait afin de sécher l’autre face. Elle les entassait ensuite dans la charrette et s’efforçait à chaque navette d’en ramener le plus possible. Elle était chanceuse d’avoir un tombereau car beaucoup d’autres fermiers devaient se contenter de les transporter dans des sacs de jute ou de grands paniers d'osier non écorché, des boutig du. La tourbe était un excellent combustible qui se consumait lentement et dégageait beaucoup de chaleur. Chaque habitant des environs en faisait des provisions pour l'hiver. Eloane estimait qu’elle n’avait pas trop à se plaindre. Elle travaillait dur, c’est vrai mais elle avait toujours eu un toit et de quoi manger. Bientôt, elle aurait aussi l’esprit en paix.

On ne tarda d’ailleurs pas au village d’entendre parler de la « disparition » de Maelenn Le Goff. Sa sœur Janik et ses parents la cherchaient en vain depuis la veille au soir. Personne ne l’avait vu, semble t-il. Où avait-elle bien pu aller ? On organisa une battue jusqu’à La Feuillée, Loqueffret, Botmeur et même Huelgoat. On appela les gendarmes. On interrogea tous les jeunes hommes des environs qui avaient cherché à la fréquenter. On fit même appel aux chiens de chasse de Monsieur le maire qui étaient, dit-on, d’excellents pisteurs. Sans succès. Eloane savourait ces échecs comme autant de petits bonbons sucrés qui fondaient sur son âme meurtrie.

Elle laissa passer quelques mois avant de commettre son deuxième crime, le temps que l’affaire se tasse, le temps qu’on oublie Maelenn Le Goff comme on avait oublié sa chère Tinaig. Eloane, elle, pensait déjà à sa prochaine victime, Janik Le Goff et au moyen de l’attirer chez elle. Les villageois étaient à présent plus méfiants que jamais.

La chance sourit à Eloane quand elle s’aperçut que Janik souffrait d’une toux convulsive, dû à un printemps particulièrement pluvieux. Elle lui proposa de passer chez elle chercher un sirop à base de drosera pour calmer son affection. Janik Le Goff, soulagée et reconnaissante, vint le soir même. Mal lui en prit car…vous connaissez la suite. Janik n’eut pas plus de chance que sa sœur. Eloane l’envoya la rejoindre au royaume des Morts d’un autre coup de pied rageur.

Cependant, depuis le début, c’est à Ivon Ploumelec qu’Eloane en voulait particulièrement. Elle avait toujours pensé qu’il n’avait pas dit toute la vérité sur le drame et elle voulait le garder pour la fin. Cerise sur le gâteau. Elle se dit qu’après la disparition de Janik Le Goff, il ne pouvait pas ne pas faire le lien. Elle se dit aussi que pour cette raison, il serait plus difficile à avoir que les autres. Mais pas un instant elle ne pensa que c’était impossible. Elle avait maintenant pleinement confiance en elle et en sa capacité à tuer.

Elle décida donc de jouer la carte de la complicité. Elle alla trouver Ivon Ploumelec qui travaillait dans son verger. Elle lui révéla, mystérieuse, qu’elle croyait savoir ce qui était arrivé à Maelenn et Janik mais qu’elle ne pouvait en parler qu’à lui. Ivon brûlait d’en savoir plus. Eloane lui donna donc rendez-vous chez elle à la nuit tombée. A nouveau, la décoction de valériane remplit son office et peu après, Eloane guida Violette à travers le terrain élastique d’herbes, de bruyères et de jonc, emportant le corps inanimé d’Ivon Ploumelec. Quand il se réveilla au bord du Youdig en ébullition, Ivon fut surpris bien entendu mais ne pleura pas, ne hurla pas, ne supplia pas pour sa vie. Il resta parfaitement calme, presque souriant. Etait-il résigné ? Eloane ne comprenait pas ce calme apparent. Que se passait-il ? Pourquoi ne réagissait-il pas comme les autres ?

« Alors Eloane, qu’attends-tu ? Je suppose que moi aussi tu vas me faire disparaître, me pousser dans la « Bouche de l’Enfer » comme tu as fait disparaître mes cousines ? », assura-il. Eloane n’en croyait pas ses oreilles. Comment savait-il ? Pourquoi n’avait-il pas peur ? A moins que…

-« Tu as poussé Tinaig ! Ce n’était pas un accident, tu l’as tuée ! », comprit-elle enfin. Une colère folle s’empara d’elle. Elle se jeta sur Ivon et le frappa avec toute la fureur qu’elle ressentait. Il ne se laissa pas faire. Ils se battirent ainsi jusqu’à ce qu’Ivon tombe dans l’eau noirâtre. Regardant son adversaire couler à pic, Eloane poussa un soupir de soulagement. Son instinct ne l’avait donc pas trompée. Ivon avait bien tué Tinaig et les Le Goff étaient coupables d’avoir gardé le silence. Soudain, alors qu’il allait être enseveli à tout jamais, Ivon réussit dans un ultime sursaut à attraper la cheville d’Eloane. Il l’attira à son tour dans les profondeurs du Youdig. Horrifiée, elle comprit qu’elle allait bientôt rencontrer le diable en personne, emportant pour toujours avec elle le secret des mystérieuses disparitions de Brennilis.

FIN