CANNELES, DARIOLES ET VIOLETTES

 

 

Avril 1777, par un matin froid et humide en Aquitaine. Il pleut sans cesse depuis des jours.

 

Le moral du Comte Arnaud de Béryl et de sa cour s’en ressent. On a beau organiser somptueux diners et bals enchanteurs où ces nobles gens se divertissent en dansant le menuet selon la dernière mode, l’ennui gagne du terrain. Après ce long hiver glacial, tous ont hâte de sortir se réchauffer au soleil et d’humer le délicat parfum des fleurs du domaine.

Même la cousine du comte, l’irrésistible et rondelette Madame de Fabrezan, a l’humeur morose. S’il paraît que l’Autrichienne s’amuse à Versailles, il n’en est pas de même pour tout le monde au Royaume de France.

 

Soudain, il lui vient une idée. Tellement simple qu’elle s’étonne de ne pas l’avoir eue plus tôt. Elle va organiser un concours. Pas n’importe lequel, non, un concours de pâtisserie. Elle adore les gâteaux. Tous les gâteaux. Ceux aux amandes en particulier mais aussi les crèmes à la violette, au caramel, les tourtes aux fruits, au riz, au fromage, les confitures, les génoises, les darioles, les meringues, les chaussons,…Ah la la, rien que d’y penser, cela lui donne envie de tout dévorer.

 

Vite, vite, il faut s’organiser. Elle appelle Chamberlain, son fidèle ami et le charge de faire répandre la nouvelle dans les environs. Madame de Fabrezan, magnanime, a décidé que le concours serait ouvert à tous ceux qui le désirent, la seule limite étant temporelle : il est impératif d’arriver au château avant le coucher du soleil pour présenter son plat. Oh comme c’est amusant ! Ce cher Arnaud va adorer mon idée, se dit-elle, ravie de sa trouvaille.

Bien entendu, elle fait aussi appeler Joseph Charbonnier, le cuisinier en chef du château ainsi que toute sa brigade pour leur annoncer la nouvelle en personne.

 

Pour Joseph, c’est très clair : il devra non seulement se mesurer à ses propres marmitons, de Louis, son fidèle sous-chef à Célestin, jeune apprenti mais aussi à tous les cuisiniers amateurs de la région conviés pour l’occasion. Il ne doute pas qu’ils viendront en masse afin de tenter de réaliser le meilleur, le plus beau, le plus époustouflant gâteau jamais créé. L’enjeu est de taille : le gagnant n’aura rien de moins que le privilège de prendre la place de maître de bouche du château pour un an.

Mais Madame de Fabrezan qui a le sens de la mise en scène a gardé le meilleur pour la fin : la dégustation aura lieu le soir même, lors du cinquième service, en présence du Comte et de toute sa cour qui joueront les jurés.

 

Si le pari réjouit les autres cuisiniers qui voient là une vraie opportunité de carrière, cela n’amuse pas du tout Joseph Charbonnier qui a trimé toute sa vie pour cette place si convoitée.

Et en quelques heures, pour un simple gâteau, tout pourrait lui échapper ? Impossible ! Il faut leur montrer à ces amateurs qui est le vrai chef du château de Béryl.

Joseph Charbonnier a des années d’expérience derrière lui. Il a lu toutes les publications des cuisiniers célèbres tels Marin, Lachapelle, Menon ou Massialot et n’a aucune envie de se voir battu à son propre jeu par un sous-fifre.

La Fabrezan veut un gâteau ? Soit ! Elle aura un gâteau dont elle se rappellera encore dans sa tombe !

 

Pendant que Joseph rumine ce qu’il considère comme un affront à son talent, le jeune apprenti Célestin Perrier réfléchit à la chance en or qui lui est donnée de faire bonne impression et de monter d’un cran dans la hiérarchie culinaire. Peut-être même qu’il pourrait ensuite être engagé dans les cuisines royales. Qui sait ?

A seulement seize ans, cela serait formidable. Il faut dire que la pâtisserie est son domaine de prédilection. Cela fait déjà quelques semaines qu’il s’exerce en secret la nuit pour confectionner un gâteau unique. Son ingrédient de base, acheté à prix d’or à la Compagnie Pelletier, devrait faire fondre de plaisir tous les palais gourmands du palais charmant.

 

Peu après l’annonce du concours, c’est la bousculade dans la cuisine du château et dans la plupart des cuisines des alentours. Personne ne veut rater cet événement et s’active au mieux. Cuisinier ou pas cuisinier, une invitation au château de Béryl ne se refuse pas. Côtoyer les riches, voir leur belle demeure, leurs beaux atours, c’est indéniablement attirant.

 

Au château, l’immense cheminée en pierre ne désemplit pas de marmites et de poêlons qui s’entrechoquent, les tables de travail en bois sont chargées de moules de toutes sortes et de toutes tailles étalés sur le moindre centimètre carré disponible. On sort des tiroirs et des placards qui claquent les ustensiles indispensables, de la râpe en métal à la passoire en passant par le tison chauffé à blanc au feu de bois et bien sûr le fouet sans qui les œufs ne mousseraient pas, sans qui aucun mélange homogène et aéré ne serait possible. La base de toute pâtisserie.

 

On n’oublie pas bien entendu les ingrédients, des plus ordinaires tels les œufs, le lait, la farine,…aux plus fragiles comme la glace, le beurre, le miel… Certains sont conservés dans la toute nouvelle glacière en bois, récemment acquise par le comte, friand de sorbets aux fruits qu’il réclame d’ordinaire à toute heure. Aujourd’hui pourtant, il devra prendre son mal en patience car le concours de Madame de Fabrezan occupe tous les esprits et dissout le reste dans les limbes de l’oubli.

 

Un combat acharné contre le temps, contre les autres, contre soi-même a commencé. Comme dans toute bataille, on verse du sang, des larmes et de la sueur. Mélange de sentiments divers, du plus doux au plus sombre. Telle cuisinière se brûle en prenant sa casserole trop chaude du feu, tel cambusier s’émerveille de la texture légère et ferme à la fois de ses œufs en neige ou tel autre désespère de la cuisson de sa pâte trop friable.

 

 

De son côté, Célestin est souriant. Malgré quelques regards en coin à ses concurrents pour mesurer leur savoir-faire, il est plutôt confiant. Il est certain que son gâteau ne pourra que plaire aux convives. Le vieux Joseph pourra aller se rhabiller. Ou plutôt, non. Quand il aura gagné – parce qu’il va gagner, il le sait- il l’engagera comme commis aux cuisines du château. Ce sera bien drôle de le voir obéir à ses ordres. A lui, les interminables corvées d’épluchage de légumes, de déplumage de volailles et autre récurage de marmites sales.

 

Célestin Perrier s’attaque donc à la confection de son gâteau inédit et ne ménage pas sa peine, séparant les blancs des jaunes, ramollissant le beurre doux, mélangeant farine et sucres, incorporant son ingrédient secret, préparant le nappage et le fourrage pour le stade ultime de la recette. Chauffer le four à la bonne température, faire dissoudre le sucre dans l’eau. Tous ses mouvements s’enchaînent comme une chorégraphie parfaitement répétée. Ce soir, c’est le grand soir, la première du spectacle et Célestin est fin prêt. Il va tous les épater.

 

Trop occupés avec leur propre réalisation, les autres concurrents n’ont pas prêté attention à celle de Célestin, ni même à celle de Joseph qui a préféré jouer la sécurité avec un magnifique croquembouche de plus d’un mètre de hauteur. L’originalité de son dessert réside dans la diversité des petites pâtisseries croquantes réalisées. Sont mêlés choux pralinés, pains à la duchesse au caramel, croquignoles, gimblettes torsadées et macarons, le tout parsemé de dragées, nougats et de fruits confits. La pièce montée, très colorée, forme ainsi une élégante décoration sucrée. Madame de Fabrezan va sûrement devoir défaire son corsage d’un cran tout à l’heure…

 

Alors que le soleil pâle se couche à l’horizon, la pluie ayant enfin daigné s’arrêter – peut-être en l’honneur du concours– les derniers concurrents arrivent au château par la grande allée pavée. Chevaux, ânes et autres mulets sont mis en attente à l’écurie tandis que leurs propriétaires installent leurs préparations dans la grande salle à manger, éclairée de splendides lustres en cristal aux pampilles biseautées.

 

Pour plus d’impartialité, on attribue un numéro à chaque pâtisserie qui sera donc jugée à l’aveugle pour éviter toute tricherie. Pas moins d’une centaine de candidats se sont présentés avec l’espoir de remporter la victoire. Des hommes de tous âges et même quelques femmes sont rassemblés sur le parquet de chêne ciré, patientant avec anxiété pendant que le jury procède à l’élection de la meilleure pâtisserie.

 

Le choix s’annonce difficile car on juge non seulement l’aspect visuel mais aussi bien sûr, le goût. L’amateurisme de certains les écarte d’entrée mais nombre de candidats sont de sérieux prétendants au titre. Aux côtés de sa cousine, le Comte de Béryl s’amuse comme un gamin dans ce paradis de couleurs et de saveurs. Il goûte à tout, sans retenue, quitte à passer le reste de la semaine à la diète.

 

Sur l’immense table attendent donc des tourtes aux pâtes feuilletées, sablées ou brisées, dorées et croustillantes, des gâteaux aux amandes en "bonnet de Turquie", des crèmes à la sultane, des jalousies, des gâteaux glacés ou couverts de chantilly, d’autres décorés de fleurs de violettes, des biscuits au jasmin et bien entendu, les inévitables cannelés à la vanille, rhum et sucre de canne, si typiques de la région bordelaise.

 

 

Si quelques pâtisseries sont ordinaires, la plupart sont plutôt sophistiquées, évoquant des paniers de vendanges, des nœuds d’épée et des tabatières d’amandes mais aussi des mousses au champagne ou au café, des fruits confits, des brioches à la cannelle, des feuillantines et des timbales de crêpes.

Certains candidats ont tenté de simples flans ou quelques gaufrettes au miel qui, bien qu’excellents, ont ici peu de chance de gagner.

 

Arrive alors le moment de la dégustation des gâteaux de Joseph et de Célestin.

 

Si les jurés sont impressionnés par la perfection technique et la beauté chamarrée de la pièce montée de Joseph, ils sont encore plus attirés par le gâteau rond, nappé de chocolat noir de Célestin Perrier.

 

Jamais, ils n’ont vu un tel gâteau. Jusqu’ici, personne n’avait pensé à utiliser le chocolat de cette manière. D’ailleurs, cela faisait à peine un an que Louis XVI avait accordé le droit de commercialiser le chocolat, ce qui avait permis à Célestin d’en acheter quelques grammes à la Compagnie Pelletier.

 

D’ordinaire, dans les salons mondains, les femmes se font servir des tasses de chocolat chaud qu'elles accompagnent de confiseries servies dans du papier doré pour ne pas se tacher les doigts. Auparavant, la consommation de chocolat a longtemps été considérée comme un péché mortel. Il fut même un temps, dans les colonies espagnoles du Mexique, où les consommateurs de chocolat étaient accusés de pactiser avec le Diable et où des prêtres furent excommuniés parce que les fidèles assistaient à la messe en buvant du chocolat !

Quelques décennies plus tard pourtant, boire du chocolat était au contraire très recommandé pour améliorer la santé. Richelieu lui-même le préconisait en son temps. Alors en manger, ne devrait-il pas être aussi excellent ?

 

Le comte, gourmand, insiste pour être le premier à y goûter. La découpe du gâteau laisse apparaître avec bonheur ses différentes strates : plusieurs épaisseurs d’une génoise chocolatée, moelleuse et légère, entrecoupées de confiture de framboise acidulée et sucrée à la fois, le tout enrobée de la douce amertume d’un chocolat noir lisse comme un miroir. Un délice !

 

Le comte, sa cousine, Chamberlain, chacun est sous le charme de ce gâteau extraordinaire. Le gagnant semble tout désigné. Joseph Charbonnier est au trente-sixième dessous, il sait que c’est fini pour lui. Quant à Célestin Perrier, il se frotte les mains de plaisir et réfléchit déjà à sa future renommée.

 

Pourtant, il reste encore un gâteau à goûter. Un étrange gâteau jaune et brillant au parfum enivrant. Serait-ce une odeur de rhum ? Oui mais quel est donc cet étrange fruit qui le compose ?

 

Cette fois, c’est Madame de Fabrezan qui se porte volontaire pour goûter. Le jaune a toujours été sa couleur préférée. La première bouchée la séduit instantanément.

Une explosion de parfums, de la douceur mêlée d’acidité et la pâte couverte de caramel achèvent de la convaincre. Et elle n’est pas la seule à apprécier. Les membres du jury sont unanimes : ce gâteau à l’ananas est vraiment une merveille.

 

-« Nous avons un gagnant. Il s’agit du numéro….21 ! Qui a le numéro 21 ?», demande t-elle, guillerette, à l’assemblée.

 

C’est alors qu’une main à la peau métissée se lève timidement dans la salle. Une toute jeune fille aux habits plus que modestes s’avance lentement, les yeux baissés. Le comte de Béryl lui fait signe d’approcher et lui demande de se présenter.

 

Elle s’appelle Yvette et était encore jusqu’il y a peu, esclave en Martinique chez Monsieur Aymar, un riche planteur de canne à sucre. Influencé par le vent d’émancipation qui souffle en Amérique du Nord, Monsieur Aymar a décidé de libérer ses esclaves mais leur a proposé de continuer à travailler pour lui s’ils le souhaitaient. Monsieur Aymar étant un « bon patron », presque tous sont restés. Aussi, quand la mère d’Yvette est morte quelques mois plus tôt des suites d’une mauvaise maladie, Yvette a suivi son patron jusqu’en Métropole pour la promesse d’une vie nouvelle. C’est lui qui l’a encouragée à participer au concours, vantant ses talents en cuisine.

 

Surpris par ces révélations et par la touchante spontanéité de la jeune créole, le comte de Béryl lui fait cette curieuse déclaration :

 

-« Un grand homme sage d’Orient a dit un jour " L'esclave est un homme libre s'il commande à ses appétits. L'homme libre est un esclave s'il court après ses plaisirs."   Ma chère Yvette, souffrez que je sois esclave de votre cuisine.»

 

C’est ainsi que la cuisine du château de Béryl s’est trouvé un nouveau maître. Mieux encore, une nouvelle maîtresse.

 

 

FIN