HOTEL CALIFORNIA

 

Tiphaine et Juliette ne pouvaient cacher leur impatience. Enfin, elles allaient assister au fameux concours de Miss Houpette organisé depuis des années par Toni, le patron de l’Hôtel California de La Houpette-sur-Meuse.

Dans ce coin perdu de France, il faut bien avouer que les événements organisés par l’hôtel étaient à peu près tout ce qu’il y avait d’intéressant à faire à des kilomètres à la ronde. Et quand on est jeune et qu’on n’a pas de moyens de transport, il ne faut jouer pas les difficiles. De toute façon, c’était l’occasion de se retrouver en famille ou entre amis et de sortir un peu du train-train quotidien.

En février, par exemple, c’était la soirée « Choucroute et Loto ». Pas très bon pour la ligne de ces demoiselles mais pour la montée d’adrénaline, attendre de voir les boules tomber une à une, c’était parfait.

Puis en mai, il y avait eu le Festival des chorales. Des chorales de toute la région s’étaient affrontées dans une « Battle » digne des plus grands shows de Broadway. Des dizaines de chanteurs en rouge, en jaune, en vert en faisaient voir de toutes les couleurs au public venu en nombre pour les écouter et les applaudir chaleureusement. Qu’il y ait ou non des fausses notes importait peu. De toute façon, tout le monde repartait avec un prix, en l’occurrence un panier garni de produits de la ferme offert par Monsieur Douchemint, fermier de son état et adjoint au maire à l’occasion. C’est qu’il ne fallait pas rater une occasion de rappeler aux administrés leur intérêt à garder Monsieur le maire à la tête du village pour les prochaines élections.

Enfin, juillet était arrivé et avec lui, les grandes vacances, le soleil, la liberté et…l’ennui. Eh oui, c’est long une journée quand on n’a rien à faire et encore plus une journée d’été.

Alors, vous pensez si ce concours de Miss Houpette était le bienvenu pour se distraire un peu.

Les critères de sélection n’étaient pas bien élevés. Il fallait être de sexe féminin, avoir entre 18 et 28 ans et ne pas avoir peur de défiler en maillot de bain. Les candidates qui, sans doute, s’ennuyaient autant que Juliette et Tiphaine, se bousculaient donc au portillon le jour des inscriptions. Il y avait une file depuis le trottoir jusqu’au comptoir de la réception de l’hôtel. Le formulaire demandait entre autres la taille et le poids mais c’était une simple formalité car tout le monde ou presque était accepté, en échange des 10 euros d’inscription bien sûr. Toni disait que cet argent servait pour les boissons et le décor de la salle le jour du concours. Pourtant, tout le monde savait que le décor serait exactement le même que l’année précédente et que l’année d’avant et celle encore d’avant, c’est-à-dire des guirlandes argentées mêlées à d’autres dorées disposées de part et d’autre de la « scène ». En fait de scène, le mur nord de la salle de restaurant aménagée pour l’occasion comme une salle de cabaret, un rideau de velours bleu nuit en guise de fond. Quant aux boissons, il ne fallait pas espérer une fontaine de coupes de champagne ou les cocktails sophistiqués comme dans les boîtes branchées de la capitale. Quelques futs de bière et du soda à bulles faisaient généralement l’affaire.

 

Samedi soir. Il faisait encore 22° près d’une heure après le coucher du soleil. L’ambiance était survoltée. Dehors, c’était la folie pour trouver une place de parking. Il y avait presque plus de voitures dans la rue que de pavés sur le trottoir. Ceux qui avaient choisi de venir à pied pour profiter de la douceur de l’air s’en félicitaient. Des lampions accrochés aux murs de l’hôtel guidaient les spectateurs jusqu’à la salle principale. Une grande affiche sur la porte, la même que des dizaines d’autres placardées dans tous les environs, annonçait le programme de la soirée : « Election de Miss Houpette 2010 avec en invitée vedette la Chorale des Joyeux Pinsons. Premier prix : 1.000€ et une caisse de vin du Domaine de la Goulotte. Deuxième prix : 500€ et une boîte de madeleines de Commercy. Troisième prix : 250€ et une boîte de rochers de Saint-Mihiel. » Dans le hall d’entrée, un immense panneau supportait les photos des 32 candidates avec leurs nom, âge et mensurations. En dessous desdits portraits, une urne – prêtée par Monsieur le Maire bien sûr – un papier et un crayon pour noter le numéro de la candidate de son choix. Ces votes comptaient pour un tiers des points. Les deux autres tiers étaient répartis entre le physique qui se mesurait par un défilé en robe de soirée suivi d’un passage en maillot de bain une-pièce et le talent qui se mesurait par un concours visant à faire preuve d’une qualité particulière, propre à chaque candidate.

A l’intérieur de l’hôtel, au cœur des festivités, l’ambiance était encore plus électrique. Les cuisines du restaurant avaient été réquisitionnées pour servir de vestiaires et de loges aux candidates, nerveuses et impatientes à la fois, comme on l’imagine.

Tiphaine et Juliette qui n’avaient pas encore l’âge de participer, choisirent de soutenir la jeune Sylvie, 19 ans, blonde aux cheveux frisés mi-longs, employée stagiaire à l’office du tourisme de Bar-le-Duc. Plutôt mignonne. « Elle a ses chances », avaient pensé les deux copines en la voyant sur l’affiche du hall d’entrée.

Lors du premier passage en robe de soirée, les 32 filles en mirent plein la vue au public : il y avait des brunes, des blondes, des rousses dans des robes longues multicolores et assez décolletées, qui marchaient en ondulant de la croupe de façon plus ou moins gracieuse. Pour certaines, on voyait bien que cette expérience vestimentaire était une première. Sans parler des chaussures à talons aiguilles qui transformaient le sourire forcé affiché en grimace de douleur. C’était évidemment beaucoup moins sexy. Donc, après avoir virevolté en tous sens, les participantes se sont alignées face au jury pendant quelques minutes, une jambe en avant, genou légèrement plié, l’autre tendue avec la main posée sur la hanche et le sourire accroché à leur visage ultra maquillé. Ginette, la maquilleuse esthéticienne, venue exprès du Salon de beauté Epil’ et face de Bar-le-Duc pour mettre en valeur les filles du concours, avait eu la main un peu lourde ce soir-là. « Faut bien que ça se voit de loin, hein ! » avait-elle rétorqué quand on lui en avait fait la remarque.

A ce stade, le jury composé de Madame la femme du maire, Nelly la coiffeuse de la place de l’église, Monsieur et Madame Pirard, peintres et céramistes locaux et du directeur commercial de Bergère de France, une des plus grandes filatures d’Europe et fleuron de la région, avait déjà éliminé 16 candidates. Mais pas Sylvie.

Lors du second passage en maillot de bain, au lieu de simplement faire défiler les filles, Toni avait eu la bonne idée de les faire jouer au badminton afin qu’on puisse mieux les voir sous toutes les coutures. Par lot de quatre, au son d’une musique rythmée, elles jouaient en double pendant quelques minutes puis cédaient la place à un autre carré de candidates et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elles se soient toutes étirées et penchées à suffisance. La foule massée derrière le jury ne semblait pas se lasser de ce réjouissant spectacle. Surtout ces messieurs, bien sûr.

Le jura élimina encore huit candidates, sur des critères purement physiques, mais Sylvie restait en lice pour la suite. Comme sept de ses consœurs, elle fut donc questionnée par l’animateur de la soirée - Toni himself bien sûr ! – sur sa motivation à se présenter au concours de Miss et sur son parcours de vie. Que faisait-elle en ce moment ? Que voulait-elle faire plus tard ? Pourquoi voulait-elle représenter sa région ? Sylvie s’en sortait plutôt bien jusque là. Elle était très sûre d’elle et répondait avec charme et bonne humeur à toutes les questions bateau qu’on lui posait. Visiblement, elle avait déjà eu en face d’elle des examinateurs plus coriaces. Tiphaine et Juliette ne rataient pas une miette du spectacle. Toute cette agitation était la bienvenue pour elles.

Puis enfin, vient le moment le plus croustillant de la soirée : le concours de talent. Vous avez vu le film « Miss Détective » avec Sandra Bullock qui incarne un agent du FBI chargée d’infiltrer le concours de Miss America ? Eh bien, pareil…mais en pire. Ou plutôt, en plus mosan, si vous préférez.

Anita qui suivait des cours de danse et d’expression libre avait décidé d’épater le jury avec sa « chorégraphie du hérisson ». Tout un concept. Elle partait d’une position fœtale, la tête face contre le sol, coincée entre ses genoux et se dépliait peu à peu par de petits soubresauts saccadés qui suivaient le rythme de la musique. Etrange. L’art conceptuel ne trouva pas vraiment son public à La Houpette-sur-Meuse.

Marie-Odile opta pour le dressage de chien avec Zora, son caniche abricot coiffée de petits nœuds roses assortis à la tenue de sa maîtresse. La pauvre bête était tellement stressée avec toute cette foule, ces projecteurs, cette musique assourdissante qu’elle s’oublia sur la scène et refusa d’obéir aux ordres que sa maîtresse essayait vainement de lui donner. Même le simple « assis ! » était impossible à obtenir. Un désastre pour Marie-Odile !

Sylvie opta pour la chanson. Elle n’avait dit à personne le titre du morceau qu’elle allait interpréter et ce fut donc une surprise. Dès les premières notes de musique, la foule applaudit, siffla et cria de joie.

« On a dark desert highway, cool wind in my hair, warm smell of colitas rising up through the air… »

Sylvie avait tout simplement choisi “Hotel California” des Eagles, en hommage à l’établissement qui les accueillait ce soir-là. Toni, ému et flatté de l’attention, en eut la larme à l’œil.

Devant cette éblouissante prestation, les autres candidates renoncèrent à se présenter sur scène. De toute manière, plus personne ne se souciait vraiment du concours. Le jury, le public, les candidates, Tiphaine et Juliette, tout le monde dansait et chantait. La fête avait commencé. C’était l’été, il faisait bon. On avait à boire et à s’amuser. On avait le temps.

 

FIN