COUPABLES

 

 

Lundi matin, fin octobre. Des cris courroucés se font entendre depuis le bureau du directeur de la banque. Visiblement, un client est plutôt mécontent. Et pour cause. Quelques minutes plus tôt, ce septuagénaire aux cheveux blancs, éleveur de bovins de son état, a eu la douloureuse surprise de découvrir que ses comptes sont à sec. Complètement à sec. Tous. Même son petit bas de laine secret qu’il cachait dans l’étable, derrière la trayeuse, est vide. Pourtant, il n’a parlé à personne de sa cachette. Debout, droit comme un i dans sa sempiternelle veste en velours gris, le visage rouge de colère, il invective le directeur de l’agence de tous les noms d’oiseaux qu’il connaît (et même de certains qu’il invente) pour avoir pu laisser pareille chose se produire.

 

En face de lui, à peine remis de son long week-end de chasse entre amis, Monsieur Barbier n’en mène pas large. Lui qui aime commencer sa semaine tranquillement par un petit papotage entre collègues autour de la machine à café, le voilà plongé d’entrée dans la pire des situations - excepté les braquages à main armée - que peut redouter un directeur de banque. Son établissement a été volé. Ou plutôt, une partie de son établissement. En fait, une toute petite partie puisqu’il n’y a qu’une seule victime mais qui doit représenter à elle seule près du quart des liquidités déposées en ses coffres.  En effet, ce vieux fermier ne jure que par le papier monnaie, le cash, le liquide qu’il vient consciencieusement déposer dans son coffre chaque lundi.

 

Or, ce jour-là, en descendant au sous-sol, il constate avec effroi que son coffre est vide. Plus aucun billet, ni vert, ni rouge, ni même pas un petit bleu. Pire encore, tous ses papiers importants ont disparu : les actes de propriété de sa ferme, de ses terres, de ses bêtes. Il ne reste rien. Furieux, il remonte l’escalier aussi vite que ses vieilles jambes arthritiques le lui permettent et exige en hurlant à la cantonade que l’on appelle la police immédiatement.

 

Monsieur Barbier qui arrive justement à l’agence le fait entrer dans son bureau, autant pour tenter de le calmer que pour éviter d’attirer l’attention des autres clients dans la banque. Après tout, il a une réputation à tenir et ce ronchon risque bien de lui créer des soucis.

 

Il empoigne son téléphone et appelle la gendarmerie de Roanne. Dans l’heure qui suit, client et banquier se retrouvent dans le bureau du brigadier Stéphane Montaigu pour faire leur déposition. Le gendarme leur avoue son étonnement devant la singularité du vol. Il a eu lieu dans une banque mais ce n’est pas un braquage. Il concerne une personne en particulier mais ce n’est pas une agression à main armée.

 

Quand le gendarme pose l’inévitable question de savoir si le fermier a une idée de qui a pu commettre ce vol et la raison pour laquelle on lui voudrait du mal, le vieil homme écarquille les yeux un bref instant comme si une idée venait de lui traverser l’esprit mais se contente de marmonner : - « Non, je ne vois pas, je ne comprends pas. Ce n’est pas moi ».

 

- « Ce n’est pas vous quoi ? » interroge le brigadier Montaigu.

 

-« Rien, rien. », bafouille-t-il. Puis, il se ferme dans un mutisme typique des gros râleurs. Plus que de la peur, c’est de la colère que ressent le fermier. Il s’est fait dépouiller de tous ses biens en un rien de temps. Et comme tout était en liquide, il n’a aucune preuve, aucun recours. Il est ruiné. Fini.

 

 

 

Deux jours plus tard, dans un des bureaux de la gendarmerie de Roanne, une femme blonde sanglote bruyamment. Recroquevillée sur une chaise, une couverture de survie en polyester doré sur les épaules, elle renifle, les yeux rougis, la goutte au nez et semble totalement déconnectée du monde qui l’entoure.

 

Avec patience, l’officier de garde essaie d’y voir plus clair et lui repose inlassablement les mêmes questions. Quelques heures plus tôt, un promeneur matinal l’a retrouvée attachée à un arbre dans la forêt de Lespinasse, épuisée, déshydratée et…complètement nue. En plein mois de novembre. Elle ne semble pas avoir subi de sévices sexuels mais l’expérience violente l’a fortement traumatisée et elle peine à trouver ses mots. Tout ce que le brigadier Montaigu a pu apprendre, c’est son prénom : Roxane. Du moins, c’est le nom qu’elle répète en boucle depuis son arrivée. Ce n’est que quand l’aspirant Fayolle lui apporte des vêtements chauds pour se couvrir que la femme semble enfin revenir à la vie. Ses yeux clignent doucement, comme si elle s’éveillait d’un long sommeil sans rêve. On dirait qu’elle prend soudain conscience du lieu où elle se trouve.

 

La blonde aux traits tirés regarde alors fixement le brigadier Montaigu et lui dit d’un ton déchirant : « Arrêtez-moi ! Je suis coupable de négligence. Coupable de négligence. Arrêtez-moi, je vous en prie, mettez-moi en prison. Ne me laissez pas sortir, par pitié ! ».

 

Le gendarme a déjà assisté à beaucoup de choses étonnantes dans sa carrière mais des victimes qui avouent un crime dont on ne les accuse pas, jamais. Il va falloir qu’il tire cette affaire au clair. Et vite ! A commencer par découvrir l’identité de cette blonde pleurnicheuse. Si elle ne s’appelle pas Roxane, qui est-elle ? Comment s’est-elle retrouvée nue dans les bois enchaînée à un arbre et pourquoi ?

 

 

 

Vendredi, fin de journée. Le soleil s’est couché depuis une heure quand le brigadier Montaigu reçoit cette fois un appel des urgences de l’hôpital de Roanne. On vient de leur amener un jeune homme mal en point. Un témoin a raconté aux ambulanciers qu’il l’avait vu depuis la maison d’en face se faire fouetter dans son jardin avec une lanière de cuir, comme une sorte de laisse pour chien. Il a ensuite été roué de coups de pieds rageurs. Le temps qu’il appelle les secours, l’agresseur avait disparu. Il est incapable de le décrire. Il faisait déjà trop sombre.

 

Le corps entier de la victime présente des hématomes et des entailles plus ou moins profondes. Il a perdu pas mal de sang et est inconscient. A de brefs moments, il reprend connaissance mais il semble délirer, parlant de punition méritée, se disant coupable de quelque chose. Impossible de l’interroger dans cet état. Le brigadier décide sagement de revenir le lendemain matin pour en savoir plus. De toute façon, la victime ne pourra pas aller bien loin ce soir, sédatée, emballée comme une momie dans ses pansements et reliée aux moniteurs des soins intensifs. Pas de danger qu’elle s’échappe avant que Montaigu ait pu en apprendre plus.

 

Samedi matin, après le petit rituel de promenade de ses chiens qu’il ne raterait pour rien au monde, le brigadier Stéphane Montaigu prend comme prévu le chemin du centre hospitalier de Roanne. Il a très envie de savoir ce que va lui raconter le jeune homme blessé sur ce qui lui est arrivé.

 

Il le retrouve assis dans son lit, le regard vide tourné vers la fenêtre. Il semble perdu dans ses pensées. Lorsqu’il aperçoit le brigadier, le jeune homme moustachu se redresse à l’aide du perroquet et tente de se donner une contenance que son « costume » de bandages ne lui permet pas. Il ne fait pas le fier, les yeux baissés.

 

-« Avant tout, brigadier, sachez que je ne désire pas porter plainte. », déclare-t-il.

 

-« Vous êtes sûr ? C’est pourtant votre droit, vous savez. Vous avez été victime de graves violences. Coups et blessures aggravés, c’est du sérieux. », rétorque Montaigu.

 

-« N’insistez pas, c’est inutile.  Je ne dirais rien. »

 

-« Très bien mais pouvez-vous quand même me décrire votre agresseur ? Était-il seul ou accompagné ? Comment était-il habillé ? S’est-il enfoui dans un véhicule ou à pied ? Tout ce que vous pourrez me dire pourra faire avancer l’enquête. »

 

En guise de réponse, le jeune moustachu à nouveau tourne la tête vers la fenêtre, comme pour signifier au gendarme que l’entretien est terminé. Celui-ci n’insiste pas et décide de passer par son bureau à la gendarmerie pour faire le point de ces trois étranges agressions.

 

L’aspirant Fayolle l’attend justement pour lui remettre une grande enveloppe en kraft matelassé qu’un coursier vient de livrer en express à son attention. Montaigu l’ouvre rapidement avec le coupe-papier en métal brillant posé sur son bureau. C’est un cadeau de son ex-femme et malgré leur divorce difficile, il n’a jamais pu se résoudre à s’en débarrasser.

 

Il étale le contenu de l’enveloppe sur son bureau : des photos, un Cd-Rom et une carte imprimée sur du papier rouge vif portant les mots : « Arrêtez-les ! Ils sont coupables.».

 

Le brigadier Montaigu est perplexe mais la curiosité reprend vite le dessus. Il examine les photos d’abord. Elles semblent avoir été prises de loin et ne sont pas toujours très nettes mais suffisamment en tout cas que pour expliquer les attaques du vieux fermier, de la blonde platine et du jeune moustachu.

 

En recoupant les informations dont il dispose à présent, le brigadier Stéphane Montaigu comprend tout. Le vieux fermier, tout d’abord. Il est avare à l’extrême. Il laisse ses bêtes crever de faim, de soif. Tant ses vaches laitières que ses poules ou ses chiens. Les pauvres animaux n’ont que la peau sur les os.

 

Il les nourrit avec des aliments de la plus mauvaise qualité qu’il achète à bas prix. Il devrait faire réparer le toit de l’étable suite aux gros orages du mois passé mais ne veut pas dépenser le moindre sou.

 

Il a été puni pour avoir été coupable d’avarice par ce qui pouvait lui faire le plus de mal : perdre tout son argent.

 

La femme blonde ensuite. Roxane est le nom de sa chienne ou plutôt, d’un de ses chiens. Elle en fait l’élevage intensif et en possède en permanence une trentaine dans son petit appartement de 80 m². Elle ne les sort jamais, les laisse dormir dans une pièce à même le sol, au milieu de leurs déjections. Quelquefois, elle en attache un sur la terrasse au bout d’une petite corde qui permet à peine à l’animal de se retourner.

 

Elle a été punie pour avoir été coupable de négligence par ce qui pouvait lui faire le plus de mal : être à la place de ses victimes, attachée et abandonnée.

 

Le jeune homme moustachu enfin. Propriétaire mais pas responsable pour autant d’un chien de garde, un molosse qu’il a acheté pour frimer auprès de ses copains du quartier. Il le garde en permanence attaché et muselé de cuir, n’hésitant pas à tirer violemment sur la laisse pour faire obéir l’animal qui ne demande pourtant qu’à plaire à ce maître exigeant. Pour toute récompense, il récolte des coups de pied dans les côtes pour un oui ou pour un non.

 

Il a été puni pour avoir été coupable de sadisme par ce qui pouvait lui faire le plus de mal : être traité comme il traite son chien.

 

Atterré par tant de cruauté inutile, le brigadier Montaigu ne peut rester assis sans rien faire. Le voyant quitter son bureau, l’aspirant Fayolle lui demande s’il a besoin d’aide pour arrêter le responsable de ces attaques.

 

-« Vous faites erreur, Fayolle. Il n’y a pas un coupable dans ces affaires mais bien trois. »

 

 

 

FIN