PETITS SORTS ENTRE AMIS

 

 

Angélique hésita longtemps avant de décrocher son téléphone et de composer le numéro qu’elle avait sous les yeux. Elle ne voyait pourtant pas d’autre solution. Cela faisait des semaines que cela durait et elle n’en pouvait plus.

Tout avait commencé ce soir d’avril, peu après la mort de sa propriétaire et voisine de palier, Madame Dupin. Elle n’avait jamais aimé cette vieille bique qui lui chipait son courrier et laissait son chat grignoter allègrement les plantes sur sa terrasse. Une herbe rare, qu’elle venait de ramener avec mille précautions de son voyage à Madagascar, avait ainsi été presque détruite en quelques coups de dents par Mr Jingles, un gros chat roux à la queue touffue. La bête n’en pouvait rien mais sa maîtresse par contre…Pas même un mot d’excuse. Au contraire. Madame Dupin lui avait reproché d’avoir « laissé traîner » de la verdure sur sa terrasse !

Angélique, la passionnée de botanique, avait dû serrer les dents pour ne pas répliquer. Comment aurait-elle pu faire autrement ? Elle vivait seule et n’avait pas les moyens d’aller habiter ailleurs avec son maigre salaire. Aussi, quand elle rentra chez elle ce soir-là et vit l’ambulance qui emportait le corps sans vie de Blanche Dupin, Angélique fut à la fois soulagée et contrariée. Soulagée bien sûr de ne plus devoir la côtoyer mais contrariée en pensant à son avenir incertain. Combien de temps allait-elle encore pouvoir occuper les lieux ? En plus, elle venait de commencer la culture de plusieurs plants d’une espèce particulièrement sensible aux variations d’atmosphère et les déménager, ne fut-ce que d’une pièce aurait pu réduire tous ses efforts à néant. Elle eut un bref moment le sentiment que cela n’était pas très charitable de penser d’abord à la vie de ses plantes plutôt qu’à celle d’un être humain mais Blanche Dupin méritait-elle qu’on s’apitoie sur son fatal destin ? Angélique se rassurait comme elle pouvait. Et de toute façon, elle n’avait personne à qui en parler. La nuit qui suivit, elle alla se coucher tard, reculant le plus possible le moment de se mettre au lit. Comme si elle craignait que quelque chose de mauvais n’arrive. Elle n’avait pas tort car à peine avait-elle fermé les yeux, les paupières lourdes de sommeil, qu’elle fut plongée dans un songe étrange.

Blanche Dupin lui apparut, au pied de son lit, et la regardait fixement. Angélique, pétrifiée, ne savait plus si c’était rêve ou réalité. C’est alors qu’elle entendit très distinctement la voix éraillée de son ectoplasme de voisine lui faire cette supplique :

-« Angélique, je sais que vous ne m’aimiez pas beaucoup mais je vous en supplie, prenez soin de Mr Jingles. Il est tout ce qui compte pour moi. Promettez-moi que vous vous occuperez de lui. »

Abasourdie, Angélique s’entendit répondre qu’elle le promettait, oui, oui, bien sûr, pas de problème, Madame Dupin…Et aussitôt, l’étrange apparition s’évapora dans l’obscurité de la chambre.

 

Une semaine se passa, sans autre fait notoire, avant qu’Angélique ne reçoive un courrier du notaire Thiriet. Il l’invitait à passer en son étude pour la lecture du testament de Blanche Dupin. Elle apprit ainsi que l’ex-vieille bique lui avait légué …son chat. Le reste de ses biens, argent compris, partait pour des bonnes œuvres, essentiellement pour la cause animale. Angélique n’avait rien contre le poilu Mr Jingles mais elle fut tout de même très surprise. Si elle avait su ce qui l’attendait, elle l’aurait été plus encore.

 

Angélique se décida enfin à composer le numéro de Monsieur Bongali « voyance pure, marabout, médium, puissances occultes et désenvoûtement » qui avait atterri par hasard dans sa boîte aux lettres sous la forme d’un prospectus publicitaire jaune citron. Elle prit rendez-vous pour l’après-midi même, insistant sur l’urgence de son cas. Le sorcier africain l’accueillit avec empressement mais avant de la faire asseoir sur la chaise en bois sommaire qui meublait son bureau, il l’inspecta de la tête aux pieds, lui tournant autour par trois fois, récitant un mantra dans un dialecte d’Afrique de l’Ouest absolument incompréhensible. Elle avait bien appris quelques mots en malgache mais c’était là sa seule expérience de la langue africaine et elle commençait à se demander si elle ne perdait son temps – et son argent – en venant voir ce sorcier noir farfelu.

Toutefois, quand il la fit asseoir et la pria d’expliquer la raison de sa visite, elle se sentit déjà mieux. Enfin ! Pouvoir parler de ces choses incroyables qui lui étaient arrivées et que personne d’autre ne pouvait comprendre ou même entendre sans la prendre pour une folle. Alors Angélique raconta et raconta encore tous les malheurs qui s’étaient succédés depuis la mort brutale de Madame Dupin et surtout, depuis qu’elle avait refusé « l’héritage » et confié Mr Jingles à un refuge pour animaux. Elle avait bien essayé de garder le chat chez elle mais au bout de quelques jours, il avait dévoré ou déterré la moitié de ses plantes et elle n’avait pu le supporter. Elle savait bien qu’elle avait fait la promesse de s’occuper de lui mais pas à ce prix-là. Pas au détriment de sa passion.

Angélique parla donc à Monsieur Bongali de tous les symptômes apparus ces dernières semaines : de fréquents maux de tête, une profonde angoisse sans raison particulière, l’impression de piqûres sur tout le corps, un sommeil perturbé et donc, une fatigue généralisée, les jambes lourdes,…

Monsieur Bongali, un grand costaud à la peau d’ébène, vêtu d’un boubou coloré mais en costume cravate, lui assura qu’il n’y avait pas à tortiller : elle était envoûtée ! De la cuisine, contigüe à son bureau, s’échappait une odeur de plat mijoté épicé qui souleva le cœur sensible d’Angélique. C’est vrai qu’elle avait aussi perdu l’appétit depuis plusieurs jours, se contentant de grignoter une biscotte ou d’avaler à grand peine un bol de soupe aux carottes. Pourtant sa préférée.

Monsieur Bongali, Théodore de son petit nom, identifia la source des problèmes d’Angélique avec certitude : Blanche Dupin. Son esprit ne trouverait pas la paix tant que son chat ne serait pas heureux, et en sécurité. Il fallait qu’elle reprenne Mr Jingles ! Pour Angélique, il n’en était pas question. Elle supplia Monsieur Bongali de la désenvoûter, d’utiliser ses charmes magiques pour l’aider à retrouver une vie normale, loin des chats et des voisines mortes qui lui empoisonnent l’existence.

Monsieur Bongali s’assit alors à son bureau, en ouvrit un des tiroirs sur sa gauche et lui glissa dans la main un petit sachet plastique contenant une sorte de poudre verdâtre. Il conseilla à Angélique de prendre un bain chaud, à minuit le soir même, de diluer la poudre magique dans l’eau et de s’y plonger entièrement le corps, tête y compris, l’esprit vide de toutes pensées négatives. Il lui assura que cela devrait « régler le problème ». Garanti 100% !, promit-il.

Angélique n’était pas franchement convaincue mais elle n’insista pas et quitta le bureau du marabout, non sans lui avoir payé son dû.

Quelques jours plus tard, le mal qui rongeait Angélique semblait encore s’être aggravé. La poudre magique de Monsieur Bongali ne s’était pas révélée efficace. La jeune femme décida cette fois d’essayer le vaudou, magie très puissante et ancestrale. Elle se rendit chez Jeanne-Marie, prêtresse haïtienne qui avait dû connaître l’esclavage dans les champs de coton tellement sa peau ridée criait pitié et pliait sous la loi de la gravité. La vieille femme la reçut, un cigare à la bouche, des créoles aux oreilles – sans verre de rhum à la main - et lui demanda d’expliquer la raison de sa venue.

Lorsque ce fut fait, elle donna à Angélique le « pack complet désenvoûtement », à savoir un fétiche vaudou à porter sur elle pendant neuf jours, de quoi prendre un bain de purification, des chandelles vaudou et un sachet de poudre de désenvoûtement à faire brûler, des charbons et des invocations de puissance. Et pour continuer d'être protégée après le rituel, une médaille pentacle de protection et en prime, de la lotion bain-douche pour se purifier avant le rituel.

Angélique se dit qu’avec tout ça, elle était parée. Le fantôme de Blanche Dupin pourrait aller se faire voir chez Satan, sur le Styx ou dans n’importe quel enfer mais plus chez elle ! Vu le prix dudit pack, il valait mieux que cela fonctionne.

Pourtant, au bout de neuf jours, il fallut bien se rendre à l’évidence : cela ne marchait pas. Angélique était épuisée, les maux de tête avaient empiré, un eczéma féroce s’était déclaré sur plusieurs parties de son corps et ses jambes ne la portaient plus. Elle était à deux doigts d’appeler le SAMU ou…pire. Elle se sentait parano, avait l’horrible impression d’être épiée en permanence. Du coup, ses précieuses petites plantes dépérissaient par manque de soin. Cela faisait des jours qu’elle ne les arrosait plus et la canicule de ce début juin n’augurait rien de bon pour leur avenir chlorophyllien.

A présent, il n’y avait plus à tergiverser. Puisque le mal s’emparait d’elle, il fallait qu’elle trouve un moyen radical pour s’en débarrasser : la magie noire.

Plus de petits grigris et de poudres soi-disant magiques. Il fallait contrer le mal par le mal. En appeler au Prince des Ténèbres lui-même au besoin mais cela ne pouvait plus continuer ainsi. Tout ça parce qu’elle avait refusé de s’occuper d’un foutu chat roux trop « goulaf »…Incroyable !

Angélique avait décidé de prendre elle-même les choses en main. Après tout, elle commençait à avoir une certaine expérience des pratiques magiques. Invoquer un esprit pour l’aider à se débarrasser d’un autre, cela devait pouvoir se faire. Elle se mit donc à fouiller dans tous les livres, grimoires et autres sites internet en quête de recettes, d’incantations de magie noire. Finalement, elle trouva une incantation qui lui paraissait à sa portée et ne nécessitait pas d’ingrédients particuliers. Le soir venu, elle réutilisa les bougies vaudou qui lui restait, traça un cercle magique avec du sel, un pentagramme en son centre, se coupa la main avec une lame aiguisée et fit couler son sang dans un réceptacle en or. Cela ne servait peut-être à rien mais elle avait vu cela dans des films et cela l’avait beaucoup impressionnée. Et en plus, dans les films, ça marchait à tous les coups alors… Au point où elle en était, pourquoi ne pas tenter l’expérience. Quand elle fut prête, elle commença à réciter son incantation :

« Je t’invoque, O Astaroth, Grand Duc très puissant des enfers. Je te demande humblement de venir en ces lieux. Donne-moi la force d’affaiblir cette personne. Infuse ce breuvage de ton pouvoir et permets-moi de réaliser ce maléfice »

La personne en question étant évidemment sa défunte et enquiquinante voisine, Blanche Dupin. Raison de tous ses malheurs, pensait-elle. Elle répéta ces phrases, encore et encore mais rien ne se passa. A un moment, la flamme d’une des bougies vacilla et Angélique crut que le démon avait entendu sa prière mais ce n’était qu’un courant d’air. A cause de la chaleur qui régnait en ville cette nuit-là, elle avait laissé la fenêtre ouverte. Déçue, à bout de force, elle s’endormit à même la moquette de son salon.

Le lendemain matin, elle fut tirée du sommeil par la sonnette insistante de la porte d’entrée. Il lui fallut plusieurs secondes pour se réveiller et aller ouvrir. C’était le facteur qui avait un recommandé prioritaire à lui remettre en provenance de la faculté des sciences, plus exactement du département de botanique. Elle se rappelait avoir confié il y a plusieurs semaines un échantillon de la plante rare qu’elle avait ramené de Madagascar à son ami, le Pr. Médard, éminent spécialiste de la toxicité des végétaux. Stupéfaite, elle lut que la plante qu’elle avait ramenée, soignée, choyée même était hautement toxique et responsable de nombreux cas mortels dans son pays d’origine. La description des symptômes des malades fit à Angélique l’effet d’un électrochoc. Elle s’y reconnut immédiatement. C’était un miracle qu’elle soit encore en vie, si longtemps après avoir touché les feuilles de cette maudite plante. Ou bien était-ce dû aux rituels de sorcellerie ?

 

FIN